Il faisait jour, mais les nuages dominaient le ciel clair, annonceurs d'une pluie prochaine. Je pris des nouvelles d'Etoile de Feu puis me décidai à sortir du camp pour chercher les remèdes dont elle avait besoin.
C'était la honte, d'aller chercher des herbes pour un lieutenant, non ?
Tant pis.
Je pris la direction de la ferme abandonnée, car le remède prisé ne pouvait se trouver que dans ce secteur. Je me détendis un peu. J'étais dans les terres libres, aucune raison de m'échauffer avec une patrouille ennemie, aucune raison de rencontrer de sérieuses embrouilles pour un tout petit truc...
Soudain, je m'arrêtai. Une odeur musquée me parvint. Elle était un peu mélangée, mais fraîche. Oui, mélangée. Je reconnaissais l'odeur du Clan du Printemps, mais dans cette même odeur s'y trouvait des reflux d'odeurs de solitaire.
Un membre du Clan du Printemps parlait avec un/ des solitaire(s) ?
Ma curiosité fut piquée. J'entendis un mouvement dans les buissons, puis un petit être qui alla se réfugier dans la vieille ferme de Bipèdes. Effaré, j'écarquillai les yeux. Non, il n'y avait pas de solitaire.
Qui était-il, alors ?
Plic !
Une goutte rebondit contre une pousse de jeune plante.
Une montée d'adrénaline me submergea. Sans réfléchir, je cavalai vers l'abri délabré et, au moment où je fus entièrement entré dedans, une pluie torrentielle se mit à tomber d'un seul coup, juste derrière moi. Je m'assis pendant quelques temps, le temps d'apaiser le rythme effréné de mon cœur, puis repris la piste que j'avais trouvé.
La bâtisse grinçait de tous côtés. Le mystérieux être se cachait-il là ? Je bandai mes muscles et jetai un regard circulaire. Voyant qu'il n'y avait personne, je poursuivis ma route.
Puis une voix m'interpella, me faisant sursauter :

-Je n'ai pas l'intention de me battre, qui es-tu ?"

Cette voix m'était familière, mais en même temps étrangère. Je tournai la tête et vis enfin ce curieux être.
Cet être, c'était une jeune phyllali, sans aucun doute au stade d'apprentie.

- Je suis Flamme Rougeoyante, lieutenant du Clan de l'Eté. Et toi, qui es-tu ? Je sens en toi des relents d'odeur du Clan du Printemps et de solitaire..."

Je ne pensais pas que ma question, très ouverte, aie perturbé la jeune phyllali. Elle devait y être certainement habituée. Mais je notai une étincelle de gêne au fond de ses prunelles, ce qui m'arracha un semblant de sourire de compassion.
Elle bougea légèrement sur sa meule de foin en m'observant attentivement. Je gardai une attitude calme et posée, ne voulant pas l'effrayer. Je me tus, c'était à elle de parler et je comprenais parfaitement qu'elle prenne son temps pour analyser la situation. Elle finit par pousser un long souffle et lança :

- Je ne fais pas parti du Clan du Printemps et le reste ne t'intéressera pas !"

Dans l'intonation de sa voix, tout laisser à penser qu'elle ne voulait absolument pas rentrer dans le détail. Je humai un peu mieux son odeur et y découvrit un parfum qui remontait loin dans mes souvenirs. Où l'avais-je senti et pourquoi, mais pourquoi me semblait-il si familier ?

- Très bien, répondis-je seulement, tu es donc une solitaire ? Et... tu m'as l'air vraiment jeune. Tu es née ici ?

Ma question demeura le plus superficiel possible. Je ne voulais pas connaître sa vie en détail, simplement l'essentiel pour mieux la comprendre.

J'avais compris que j'étais allé trop loin, je m'étais apparemment exprimé d'une façon particulièrement brutale bien que je ne m'en sois pas rendu compte.


Lorsque l'apprentie se leva, sa maigre corpulence se remarqua aussitôt. Elle tremblait de tous côtés, comme si elle avait pris soudainement peur de moi sans que je n'en sache la raison. Je me tus, ayant peur d'être trop brutal encore une fois. Elle semblait si faible. J'eus le ventre noué.


Puis soudain, je reconnus clairement son odeur. Je me souvins d'une période qui datait. Naguère, lorsque je n'étais encore qu'un guerrier. Enfin, naguère. C'était déjà trop loin dans l'histoire, je ne pouvais pas non plus employer "autrefois", et encore moins "jadis", mais ce n'était pas récent. Une vague de souvenir me submergea presque tout entier.


L'écume crachait tout autour de moi, se formant dans un grondement assourdissant dus aux mauvais songes. Le tonnerre de l'oubli résonnait non loin, et revenait progressivement à moi, soit, dans mon esprit. Je me débattais avec rage, mais à chaque geste, le souvenir me noyait davantage. Le sceau du secret m'étrangla et je me sentis projeté plus loin dans les vagues folles du cauchemar. Lorsque je croisai le regard de l'apprentie, la révélation s'imposa à moi, dans une ultime trombe d'eau parvenu des nuages du regret. Le ciel se couvrit plus encore. La vérité m'encercla et me griffa au cœur, laissant une trace invisible.


Puis, dans mon esprit brouillé, un glas retentit. Une voix. Celle que j'avais toujours entendue avant ma nomination de lieutenant, avant que tout ceci ne commence. Je tendis l'oreille, je tendis les pattes, prêt à attraper la corde qui me ramènerait à la réalité. Alors la voix résonna de plus en plus distinctement. La houle cessa progressivement et m'ouvrit les yeux.

"Tu es... tu es celui que j'attendais."

La voix était tremblante. Je fixai l'apprentie sans répondre, hagard sur ma plage qui était, il y avait de cela dix secondes, submergées par les eaux tumultueuses. Maintenant, une douce torpeur m'enveloppait, celle du pardon, celle de l'amour.

- Patte Mystique...

Ce nom m'était revenu tout seul. Un coquillage me l'avait soufflé, et je l'avais dit tout haut.

Spoiler:

Elle avait le droit de tout savoir, maintenant. Et je savais qu'elle me demanderait de tout lui dire.

Spoiler:

Nous nous trouvions dans une situation quelque peu délicate. Je devinais très bien qu'elle bouillait de rage après toutes ces années où elle avait vécu dans le secret. J'avais gardé la tête haute cependant, et j'avais également soutenu son regard le temps qu'elle réfléchisse à sa réponse. Dehors, la pluie martelait le sol de ses grosses gouttes diaphanes. J'imaginais très bien le ciel couvert de nuages gris, lesquels seraient plus ou moins clairs mais porteurs d'une pluie torrentielle.  
Je sentis l'apprentie essayer de se calmer. Je demeurai neutre pour ne laisser transgresser aucune émotion qui puisse la mettre en colère ou bien la déprimer.
Presque sans articuler, d'une voix rapide, elle lâcha :

- Tu veux bien tout m'expliquer ?"

Je ravalai un soupir de frustration. L'histoire était longue ; parallèlement, je ne pouvais rien faire d'autre, sortir m'était impossible. Je pris un temps de réflexion pour pouvoir structurer l'histoire. Puis je me lançai.

- Tu es née dans la nuit. C'était une nuit d'orage. Je m'en souviendrai toujours, et ta mère aussi. je ne voulais pas lui révéler l'identité de celle-ci, car elle avait voulu taire l'histoire pour toujours. D'accord, tout est de notre faute. D'abord parce que nous ne pouvions nous occuper de toi. Nous devions faire un choix, et c'était soit le Clan, soit toi. Nous avons choisi le Clan, car la première raison fut que celui-ci soufrât de la faim. Une bouche de plus à nourrir était impossible à réaliser.
"Mais sache que notre choix nous a coûté plus que tu ne le penses. Il fut déchirant et nous nous en souviendrons toujours. Sache aussi que ta mère ne t'a pas oubliée, mais elle a étouffé cette affaire pour la simple et bonne raison qu'elle ne souhaite, en aucun cas, révéler son identité.
Pour la suite, je pense que tu la devines assez facilement. Compte tenu de ton type prédit par nos ancêtres, nous avons décidé de te laisser à la frontière du Clan du Printemps pour que quelqu'un puisse te trouver. Depuis lors, nous n'avons cessé de penser à toi."

Tout était sorti naturellement et je me sentais curieusement mieux. Peut-être parce que cette histoire avait enfin éclaté. Mais personne d'autre ne devait la savoir. Le sceau du secret devait rester fermé pour l'éternité. Il ne devait enclencher aucune autre conséquence que celle qui se produisait sous mes yeux...